Chasse à Courre - À la croisée des mondes

Les veneurs sortent de leurs forêts et brandissent leur droit de chasser à courre sur le territoire français ; ils revendiquent des valeurs éternelles, un savoir de la terre et du sauvage que, selon eux, l’urbain, déconnecté de la ruralité, a perdu. Les végans, animalistes et antispécistes s’insurgent contre cette institution et certains activistes prônent la désobéissance civile ; ils prétendent incarner la voix animale et crient à la barbarie, au meurtre inutile, au caractère féodal de cette pratique. Entre loi des hommes et pur instinct, qu’il soit prédateur ou empathique, qui doit régir le monde animal ? L’espèce humaine est-elle légitime en s’arrogeant le rôle de gardienne toute-puissante des autres espèces, que ce soit pour les réguler ou les protéger ?

Végétarienne depuis vingt ans, anciennement végan et phobique des chiens depuis mon enfance, jamais je n’aurais imaginé me plonger dans cet univers. Mes accointances intellectuelles, culturelles et spirituelles me dirigeaient davantage vers ceux qui se désignent protecteurs des animaux que ceux qui prétendent les réguler. Trois ans et demi d’immersion, et de multiples échanges avec différents opposants m’ont fait comprendre que, quel que soit mon point de vue, j’étais, comme la plupart d’entre nous, une ignorante du monde sauvage, des réels enjeux écologiques, politiques, économiques. Je négligeais également les conséquences transversales qu’impliquerait une prise de conscience par notre société de ce qui serait juste d’être, non pas pour légitimer tel ou tel courant de pensée, mais pour que l’équilibre de la nature soit réellement respecté.

Il semble qu’il n’y a pas de raison pour nous, mais il y a une raison pour lui. Et, s’il y a une raison pour lui, nous devons pouvoir le comprendre. Je ne crois pas, moi, qu’un homme puisse être différent des autres hommes au point d’avoir des raisons totalement incompréhensibles.
— Jean Giono

C’est en me promenant en forêt de Fontainebleau que je suis tombée, il y a quatre ans, sur des individus singuliers ; étrangement vêtus, à cheval, entourés de chiens et sonnant des trompes. Après avoir pensé qu’il s’agissait d’un tournage ou d’une reconstitution historique, un veneur me remit sur le droit chemin : je venais de découvrir, à trente-sept ans, l’existence de la chasse à courre. Par mes origines péruviennes et mon attachement aux traditions de culte à la Pachamama, j’ai tout de suite été subjuguée par la beauté du rituel, jusqu’à en oublier le but d’une chasse à courre : la prise de l’animal.

J’ai vite compris que ce n’était pas la mort en soi qui me posait problème, mais les conditions de celle-ci. La mort est un processus naturel, souvent violent, et quotidien dans le monde sauvage. Ce qui ne l’est pas, en revanche, c’est l’abattage industriel. Dans le prolongement de cette réflexion, j’ai souhaité rencontrer des représentants des mouvements animalistes et antispécistes, véritables lanceurs d’alertes sur la condition animale, afin d’échanger avec eux. Les points d’accord tombaient sous le sens, mais des points de divergence très subtils existaient bel et bien, notamment sur le regard porté à la nature. Combattre la souffrance que l’homme peut infliger au reste du règne animal est une chose, nier au sein de la nature l’importance des cycles de prédation en est une autre. En supprimant nos prédateurs naturels par confort citadin, nous avons provoqué un déséquilibre qu’il faut résorber. La population des autres proies naturelles du loup, de l’ours et du lynx s’est mise à croître hors des lois de la nature, et met en danger l’écosystème de nos forêts. C’est dans ces termes que se pose la question de la régulation animale, qui fait tant débat : les uns disent que les animaux et la nature peuvent s’autoréguler, les autres que l’agent du déséquilibre doit rétablir l’équilibre.

Si notre société est effectivement contre la souffrance animale, il est temps qu’elle soit cohérente avec ses choix de vie, en milieu rural comme en milieu urbain. Nos normes de vie actuelles interdisent la réintroduction des grands prédateurs. Or il me semble que le recours au chien pour rétablir l’équilibre est à prendre en considération. Le chien est irréductiblement un prédateur carnassier naturel, et non pas un animal de compagnie destiné à manger des croquettes (« dents blanches », « poils soyeux »). La meute de chiens poursuit-elle sa proie jusqu’à épuisement ? En effet, à l’image des anciennes meutes de loups. Le veneur est-il au plus près des chiens dans ce jeu de prédation ? Oui, il reprend et assume sa nature prédatrice au sein de la nature. Le veneur est-il barbare ? Je ne le pense pas. Ce qu’il aime, c’est voir au plus près la nature sauvage dans toute sa splendeur, voir les chiens utiliser leur atout le plus précieux, « le nez », et voir la proie utiliser ses ruses, comme le lièvre qui, en dernier recours, garde son sentiment (son odeur) pour que le chien ne le trouve pas.

Dans ce débat, je pourrais reprocher aux uns comme aux autres certains comportements. Ne peut-on pas s’interroger sur le fait que certains veneurs redevenus prédateurs en milieu naturel, se comportent, à la ville, comme les proies d’une opinion publique suffoquante en cachant à leur entourage professionnel plus qu’un loisir, un mode de vie ? Quand on a l’audace de prendre une vie, on se doit d’assumer et de porter fièrement les valeurs éternelles que l’on prône. De son côté, l’antispeciste a t-il raison de se révolter et de sonner l’alarme sur la souffrance animal ? Nous sommes de fait parvenus à un point de non-retour sur l’exploitation du vivant et la maltraitance animale, et il est vrai que les grands combats sociaux se sont souvent gagnés dans la désobéissance civile. Cependant, les plus virulents d’entre eux n’ont pas à imposer leur choix de vie par la violence.

Pour conclure, si la cruauté de cette pratique et les photos de ce travail choquent, ne faut-il pas que nous nous interrogions sur notre rapport à la mort dans une société de plus en plus aseptisée, qui consomme le vivant mort sans vouloir être mise au courant de la façon dont les produits sont tués, fabriqués et acheminés jusqu’à nos réfrigérateurs ou nos dressings. Pourquoi ne pas parler, dans ce cas, de la quantité d’animaux tués sur les routes et les voies ferrées, pour notre plus grand confort ? Et dans le souci d’un équilibre toujours plus juste, ne faut-il pas en venir à réguler l’espèce humaine elle-même pour laisser plus de place aux autres espèces ? Finalement, la question à se poser n’est-elle pas celle de la logique prédatrice, où chacun est à sa place ? Dans les pays industrialisés, l’homme tend à s’ériger « maître et possesseur de la nature », sans s’inquiéter du fait que celle-ci ne fait jamais les choses par hasard.

Pour découvrir par moi-même de quoi il en retournait, j’ai décidé de m’immerger pendant trois ans et demi dans une soixantaine d’équipages de chasse à courre à travers la France, de la Bretagne aux Pyrénées en passant par la Touraine, les Landes, la Sologne et le Jura…

Quelques échanges avec mon entourage me firent comprendre qu’après avoir travaillé sur les femmes SDF à Paris et sur l’esclavage en République dominicaine, s’intéresser à ces « aristos barbares et misogynes » (sic) constituerait un nouveau défi contre les préjugés sociaux, la pensée unique. Une question me vint en sus : pourquoi la France, à l’encontre de tous les pays que j’ai pu visiter, se montrait-elle si peu encline à conter ses traditions ? Au départ, je n’avais aucun avis sur la question. J’étais bien sûr opposée à la souffrance animale mais, curieusement, le fait de voir des chiens en situation de prédation ne m’a pas choquée outre-mesure.

ou notre relation a la nature sauvage et à la mort.